
QUAND L'OUBLI RENCONTRE LA MÉMOIRE
#RDVAncestral : La règle du jeu est la suivante : je me transporte dans son époque et je rencontre un ascendant ou collatéral.
Pour ce nouveau rendez-vous, je me suis plongée dans le passé pour rencontrer mon aïeule, Antoinette Arnaud ou Renaud. L'histoire raconte qu'elle a perdu la tête quatre ans avant sa mort, (mention dans son acte de décès) un destin qui m'a particulièrement touché.
Un voile chaud et salé m'enveloppe à peine le portail franchi. L'air sent le feu de bois, les manguiers, et quelque chose d'ancien… de suspendu. Je suis en 1718, sur l'île Bourbon. Les cases en bardeaux bordent la route, la canne à sucre ondule sous le vent du soir.
On m'a indiqué une demeure en retrait, au flanc d'une colline proche de Saint-Paul. Une vieille femme y vit, disent-ils, l'esprit un peu dérangé. Elle parle à des absents. Moi, je viens pour lui parler vraiment.
Je pousse la porte de la varangue. Une voix frêle, éraillée. Elle est là, assise sur un banc usé, les yeux perdus dans la mer invisible. Une étoffe pâle recouvre ses épaules. Elle ne me voit pas vraiment.
— Qui va là ? Jean, est-ce toi ? Ne tarde pas, les nuages arrivent…
Je m'avance.
— Bonjour… Vous êtes Antoinette ?
Elle tourne lentement la tête.
— C'est comme ça qu'on m'appelait, oui… il y a longtemps. Qui êtes-vous ?
Je m'accroupis, hésitante.
— Ce n'est pas Jean, Antoinette. Je suis… une voyageuse Je voulais vous voir.
Elle tourne lentement la tête vers moi. Ses yeux sont flous mais brillants.
— Une voyageuse… de France ? Du Rhône peut-être ? J'y suis née, tu sais… mais c'était il y a bien longtemps.
— De bien plus loin encore. Je suis de votre lignée. Une descendante.
Elle fronce les sourcils, un peu troublée.
— Ma lignée ? Oh… j'ai eu des enfants, oui. Jean Bellon, mon mari, Dieu le garde, il était rude mais bon. Nous avons tant peiné ici. Rien n'est facile sur cette terre. On doit presque tout recommencer.
Je m'assieds près d'elle.
— Vous avez quitté la France pour cette île. Vous avez traversé l'océan, affronté l'inconnu. Ce n'est pas rien, Antoinette. Votre vie a compté.
Elle rit doucement, d'un rire fêlé comme un coquillage.
— Je perds la tête, paraît-il. On dit que je parle à l'air. Mais toi… tu es réel, n'est-ce pas ?
Je serre sa main parcheminée.
— Aussi réel que la mémoire qui vit en moi.
Elle ferme les yeux, apaisée. Un soupir léger s'échappe de ses lèvres.
— Alors reste un peu. Raconte-moi… ce que je deviendrai, dans tes siècles à toi.
Sa main tressaille un instant dans la mienne, une dernière étincelle de lucidité avant que son regard ne se voile de nouveau. Les mots s'échappent, doux et murmurés, comme les vagues sur le sable. Je lui parle de notre époque, de ses descendants innombrables, de la force de son héritage qui a traversé les océans et les générations. Elle hoche la tête, parfois, un sourire fugace sur ses lèvres, comme si elle saisissait des fragments de mes paroles, des échos lointains d'un futur qu'elle avait, sans le savoir, bâti.
Je sens le voile de l'oubli se refermer sur elle, doux et inéluctable. L'air dans la varangue se fait plus frais, et les ombres s'allongent. Il est temps. Je me lève doucement, sa main glissant de la mienne.
— Au revoir, Antoinette, murmurai-je, la voix étranglée.
Elle ne répond pas, les yeux clos, un sourire de sérénité sur le visage. Je quitte la petite case, le cœur plein de cette rencontre irréelle, emportant avec moi la force tranquille de cette femme. Le portail se referme derrière moi, et le voile chaud et salé se dissipe, me ramenant à mon époque, mais jamais tout à fait la même.
