
MARCELLINE : DE LA SERVITUDE A LA LIBERTÉ, NAISSANCE D’UNE LIGNÉE CRÉOLE
Au XVIIIe siècle, l'affranchissement d'un esclave relevait de l'exception. Rares étaient les maîtres qui choisissaient de rompre la chaîne de servitude, à moins que des raisons profondes — affectives ou morales — ne les y poussent. Tel fut le cas de Marceline, une jeune esclave créole née sur l'île Bourbon, affranchie à l'âge de sept ans dans des circonstances empreintes d'humanité et d'émotion.
Marcelline vit le jour à Saint-Louis, le 5 avril 1733. Son acte de baptême mentionne pour parrain Théodore Gonthier et pour marraine Marianne Payet. Sa mère, Élisabeth, esclave appartenant au foyer de Jean Cachelen et Françoise Lavalefou, mourut peu après sa naissance. Le couple, uni depuis le 10 juillet 1730 — lui, originaire d'Herbelay, en Normandie, elle, née à Madagascar — la recueillit alors qu'elle n'était encore qu'un nourrisson de huit mois. Françoise l'éleva « comme sa propre fille », selon les termes même de l'acte notarié.
Le 16 octobre 1740, Jean Cachelen, assisté de son épouse qu'il autorisait expressément à intervenir dans l'acte, comparut devant maître Guy Lesport, notaire en l'île de Bourbon. En présence de témoins, ils déclarèrent accorder à Marceline sa liberté pleine et entière. Ce don de liberté, disaient-ils, était motivé par les « bons soins et services » rendus par la défunte Élisabeth, mère de Marcelline. Mais au-delà de cette reconnaissance, leur geste se voulait aussi, et surtout, une « marque sensible d'amitié » envers l'enfant élevée au sein de leur foyer.
Marcelline devenait ainsi libre « de ce jourd'hui en avant », affranchie de toute prétention de propriété, présente ou future, de la part de ses anciens maîtres ou de leurs héritiers. Une seule condition accompagnait cet acte généreux : la jeune fille ne pourrait quitter Françoise Lavalefou qu'après le décès de celle-ci, à moins d'obtenir, au préalable, leur consentement à tous deux. Une clause révélatrice de l'attachement tissé au fil des années, et de la volonté de préserver ce lien jusque dans la liberté.
Cette affection, d'ailleurs, ne se démentit pas avec le temps. En avril 1748, désormais veuve, Françoise Lavalefou voulut à nouveau témoigner de la « sûre et sincère amitié » qu'elle portait à Marceline, « son affranchie demeurant chez elle ». En reconnaissance des soins et des attentions dont la jeune femme ne cessait de l'entourer, et dans l'espérance qu'elle continuerait à la soutenir jusqu'à la fin de ses jours, elle lui fit donation d'un terrain situé à Saint-Pierre — vingt-cinq gaulettes en largeur sur vingt-cinq en carré — ainsi que de quatre esclaves malgaches, pièces d'Inde, prénommés Mathieu, Zaïque, Marie et Catherine.
Jean Cachelen mourut avant 1747 et son épouse Françoise vécut encore après 1752.
Le 3 mai 1748, à Saint-Paul, Marceline épousa un jeune Breton originaire de Quimperlé, Jean-Louis Kerbidie, futur ancêtre des K/BIDY de La Réunion. Fils de Jean-Baptiste Kerbidie, lui-même natif de Quimperlé, Jean-Louis était issu d'une lignée marquée par l'aventure coloniale.
Jean-Baptiste Kerbidie s'était engagé comme soldat dans la Compagnie des Indes le 19 août 1727, à l'âge de 27 ans. L'acte d'engagement le décrit ainsi : mesurant cinq pieds, aux cheveux, sourcils et barbe noirs, au visage long et légèrement asymétrique, au nez pointu et aux yeux gris. Il était alors marié à Madeleine Lagadée (ou Lagadelle).
Le couple embarqua pour l'Inde le 16 décembre 1727, en tant que passagers sur le Mercure, navire armé pour les Indes la veille. Après une longue traversée, ils arrivèrent à Pondichéry en juin 1728. De là, Jean-Baptiste et Madeleine gagnèrent les Mascareignes, toujours à bord du Mercure, quittant Pondichéry le 29 janvier 1729 et accostant à l'île de France (actuelle Maurice) le 15 mars de la même année. On ignore quand et où disparut Jean-Baptiste Kerbidie,
Installés dans l'océan Indien, ils donnèrent naissance à une fille, Anne-Élisabeth, en 1730. Mais le destin frappa cruellement cette jeune famille : l'enfant mourut à l'âge de 16 mois, et Madeleine elle-même s'éteignit peu après. Toutes deux furent inhumées ensemble le 1er janvier 1732 à Saint-Paul, sur l'île Bourbon, marquant la fin prématurée de cette première vie familiale et le début d'un autre chapitre pour Jean-Baptiste et sa descendance.
Marcelline n'avait alors que quinze ans. Leur union fut d'abord stérile : le couple dut attendre près de vingt ans avant de connaître la joie de la maternité. Entre 1768 et 1774, six enfants naquirent enfin, comblant l'espérance longtemps retenue.
Toutefois, la liberté de Marcelline, bien que reconnue de fait, devait encore être confirmée de droit. Le 11 décembre 1754, Jean-Louis Kerbidie adressa une requête au Conseil supérieur pour faire homologuer l'acte d'affranchissement de son épouse, constatant qu'une telle formalité était nécessaire pour en garantir la validité. Dans sa supplique, il exposait avoir contracté mariage avec elle en toute bonne foi, sur la foi de l'acte notarié établi en 1740 par Jean Cachelen et Françoise Lavalefou, et avec le consentement de cette dernière, veuve depuis. Le Conseil, après examen de l'acte de liberté passé devant Maître Lesport ainsi que de l'extrait de mariage délivré par le prêtre missionnaire de Saint-Paul, rendit sa décision le 20 décembre 1754 : l'affranchissement de Marceline fut dûment homologué, « pour être suivi et exécuté selon sa forme et teneur ».
Ainsi, la liberté de la jeune créole devenait irrévocable, consolidant à jamais les fondements d'une lignée née de l'amour et de la fidélité.
Les Kerbidie (Kerbidy, K/bidi…) d'aujourd'hui descendent en fait des 3 filles de Marcelline et Jean Louis : Marie, Marie-Elisabeth, et Marie-Magdeleine qui ont eu des enfants naturels.
Jean Louis Kerbidie décède le 27 juin 1806 à Saint Joseph, à l'âge de 93 ans et Marcelline s'éteignit le 12 août 1818 à Saint Joseph, à l'âge de 85 ans.

