
LES RESCAPÉS DE FORT-DAUPHIN : ENTRE MASSACRE ET NOUVELLE VIE A BOURBON
En 1643, sous l'impulsion de la Compagnie d'Orient, la France établit un comptoir commercial à l'extrémité sud de Madagascar, baptisé Fort-Dauphin (l'actuelle Tôlanaro). Cette implantation représentait la première incursion française dans l'océan Indien, une tentative d'établir une présence durable dans cette région stratégique. Cependant, la coexistence entre les colons français et les populations malgaches locales, en particulier le peuple Antanosy, se heurta rapidement à des tensions grandissantes. Les différences culturelles et les intérêts divergents créèrent un climat d'hostilité latente.
Le Massacre : Une nuit de violence :
La nuit du 27 août 1674, les tensions accumulées explosèrent dans un bain de sang. Les Malgaches lancèrent une attaque surprise d'une brutalité inouïe contre la colonie française de Fort-Dauphin. Des dizaines de colons furent massacrés, pris au dépourvu dans leur sommeil. Les récits de l'époque évoquent une violence extrême, anéantissant en un instant les espoirs de pérennisation de la colonie.
Conséquences : La fin d'une première ère :
Les survivants de ce carnage furent contraints d'abandonner précipitamment Fort-Dauphin. Cet événement marqua un coup d'arrêt brutal aux ambitions coloniales françaises sur cette partie de Madagascar au XVIIe siècle. Il fallut attendre le XIXe siècle pour que la France revienne avec la volonté de s'implanter durablement sur la Grande Île. Le massacre de Fort-Dauphin demeure ainsi un épisode sombre de l'histoire coloniale française à Madagascar, illustrant les difficultés et la violence inhérentes aux premiers contacts entre colons et populations autochtones, et soulignant la résistance des Malgaches face à la tentative d'implantation étrangère.
Un refuge inattendu au Mozambique :
Après le massacre, les colons ayant échappé à la mort trouvèrent refuge au Mozambique. Selon les témoignages historiques, ils s'embarquèrent à bord du navire Le Blanc-Pignon, accompagnés du Sieur de la Bretesche, avec l'intention de rejoindre l'île Bourbon (aujourd'hui La Réunion). Cependant, pris dans les aléas de la mousson, le voyage s'avéra long et éprouvant, durant sept mois. Tragiquement, trente-huit passagers périrent durant cette traversée difficile. Ainsi, au lieu de l'île Bourbon, les survivants trouvèrent un refuge, bien que précaire, sur les côtes du Mozambique.
L'arrivée tardive à l'île Bourbon et le destin de deux "filles de la Salpêtrière" :
Malgré leur refuge initial au Mozambique, certains survivants du massacre de Fort-Dauphin parvinrent finalement à l'île Bourbon. En mai 1676, un groupe de ces rescapés fut transporté à bord du navire Le Saint-Robert. Leur voyage avait débuté à Surate (Inde) le 5 avril 1676, après avoir rallié l'Inde par différents navires. Le Saint Robert quitta Bourbon en juillet, mettant le cap sur le Mozambique.
Parmi eux se trouvaient Mlle Nicole Coulon, née à Paris vers 1656 et mariée à Fort-Dauphin à M. Pierre Martin, qui survécut au massacre et la sauva, ainsi que Mlle Françoise Chatelain, née à Paris vers 1659 et mariée à Fort-Dauphin à Jacques Le Lièvre de Sauval , enseigne de compagnie. L'histoire du décès de ce dernier reste incertaine. Des écrits le mentionnent comme ayant péri lors du massacre de Fort Dauphin, mais d'autres sources affirment qu'il aurait été tué lors de l'attaque des esclaves à Sainte-Suzanne.
Ces deux femmes faisaient partie des quinze Parisiennes (et probablement des seize initialement envoyées par le Roi) dont l'odyssée les mena tragiquement à Fort-Dauphin. Leur présence à Bourbon témoigne de la dispersion des survivants du massacre.
Le même mois de mai 1676, le Saint-Robert amena également à Bourbon deux survivantes d'un groupe de seize jeunes filles françaises, connues sous le nom de "filles du Roy". Ces jeunes femmes étaient issues de l'Hôpital Général de Paris, plus précisément de la Salpêtrière, une institution qui servait également de maison de force. L'initiative de leur envoi revenait à Colbert, qui, dès 1667, avait imaginé de puiser parmi les jeunes femmes considérées comme "larronnesses" ou "débauchées" pour les envoyer peupler les colonies françaises des îles. L'ordre formel de leur transport vers l'île Bourbon fut donné en février 1673 par le roi Louis XIV au capitaine de Beauregard, commandant d'un vaisseau de la Compagnie des Indes, suite à la requête d'Étienne Regnault concernant le manque de femmes sur l'île.
Ces seize jeunes femmes furent transportées jusqu'au port de La Rochelle, où elles furent enchaînées et escortées. Elles embarquèrent le 29 mai 1673 à bord du vaisseau La Dunkerquoise. Leur voyage fut une véritable épreuve, marquée par des conditions difficiles et de nombreux incidents. Sur les seize initialement envoyées, seules deux atteignirent finalement Bourbon, et ironiquement, elles étaient déjà mariées à leur arrivée. Leurs compagnes avaient été interceptées en chemin, notamment par des colons français de Fort-Dauphin lors d'une escale forcée, et par des Portugais au Mozambique et à Surate
Les autres rescapés du massacre arrivés à Bourbon :
Outre Nicole Coulon et Françoise Chatelain, le Saint-Robert transportait également les rescapés suivants :
BRUN Jean
DAMOUR Georges *
LAUTRET Gaspard
MAILLOT Jacques*
CAZE ANNE
RIVIERE François*
LEBEAU Samson
CARRE DE TALHOET Jacques
COULON Nicole
MARTIN Pierre
BOYER Guillaume
LELIEVRE Jacques
TOUCHARD Athanase*
SIARANE CHEVANNES Louise*
TESSIER Noël*
VALLEE François
PITOU Antoine
NATIVEL Pierre, sa femme et sa fille*
PAYET Antoine et sa femme*
ROUILLARD Lezin
GRONDIN François,* sa femme (SIARANE CHEVANNES) et son fils
JULLIEN Jean et sa femme
DUHAMEL François
L'arrivée des rescapés et l'hospitalité à Bourbon :
À l'arrivée de ces infortunés, qu'ils soient rescapés du lointain Fort-Dauphin ou survivantes du périlleux voyage des "filles de la Salpêtrière", les habitants de Bourbon rivalisèrent de générosité. Chacun s'empressa de partager sa case, son linge, sa nourriture, ses maigres provisions. Les réfugiés furent si profondément touchés par cette effusion de cordialité qu'aucun ne songea à quitter la colonie. Cette hospitalité empressée des premiers habitants devint légendaire, donnant naissance à un proverbe créole éloquent : « qu'on pouvait faire le tour de la Colonie sans une piastre dans la poche, ni louer âne ou mulet. »
Le Saint-Robert amena également le capucin Bernardin de Quimper, qui joua un rôle important dans la jeune colonie. Ainsi, le massacre de Fort-Dauphin eut des répercussions profondes et inattendues sur l'histoire de l'île Bourbon, contribuant à son peuplement à travers les destins croisés de ces survivants.
Il est d'ailleurs intéressant de noter qu'une dizaine de rescapés de ce massacre figuraient parmi mes ancêtres.*
Sources : Les origines de l'ile Bourbon et de la colonisation française à Madagascar
Ouvrage Héraldique et généalogie N°151
L'épopée des 500 réunionnais dictionnaire du peuplement (1663/1713) de Jules Bénard et de Bernard Monge