
L’AMOUR AU-DELA DES LOIS
#RDVAncestral : La règle du jeu est la suivante : je me transporte dans son époque et je rencontre un ascendant ou collatéral.
Pour ce nouveau rendez-vous, je me suis plongée dans le passé pour rencontrer mon aïeule malgache, Françoise COUCARINE. Elle fut une ancienne servante de la Compagnie des Indes, unie à un autre esclave. Pourtant, défiant l'interdiction des unions inter-ethniques décrétée par un gouverneur de l'île, elle eut une fille avec un homme blanc. C'est un destin qui m'a particulièrement touchée.
Ce jour-là, l'île de Bourbon baignait dans une chaleur douce et enveloppante, comme si le temps lui-même ralentissait pour accueillir les souvenirs. Les senteurs de canne, de vanille et de feuillage humide flottaient dans l'air. C'est là, au cœur de cette atmosphère suspendue, que je me suis trouvée face à Françoise Coucarine, mon ancêtre. Son regard, profond et brillant de mémoire, m'invitait déjà à remonter les rivières du temps.
— Françoise, ai-je murmuré avec respect, je m'appelle Christiane. Je descends de votre fille, Marie. Votre histoire m'a toujours touchée… Pourriez-vous me parler de Bourbon, de votre vie ici, des amours qui ont bravé les interdits ?
Un léger sourire, empreint de nostalgie, se dessina sur ses lèvres.
— Ah, Bourbon… Une île de beauté, mais aussi de douleurs muettes. J'y ai servi comme domestique de la Compagnie des Indes. Nos vies suivaient le rythme des navires, les voiles qu'on apercevait à l'horizon annonçaient départs et arrivées. Mais nos cœurs, eux, ne respectaient pas ces marées.
Elle prit une inspiration, comme si chaque mot demandait à ressurgir d'un passé profondément enfoui.
— Louis Vel, mon mari… Il était esclave malgache, lui aussi au service de la Compagnie. Ce n'est pas une fuite qui lui a rendu sa liberté, mais une blessure. Son bras, irrémédiablement endommagé, le rendait "inutilisable". Le 5 mai 1708, à bord du Saint-Louis, le directeur général lui a accordé la liberté… Une liberté amère, donnée non par justice, mais parce qu'il ne servait plus.
— Quelle cruauté… soufflai-je, imaginant l'humiliation, la force intérieure qu'il lui avait fallu. Et malgré cela, vous avez aimé ?
Son regard s'illumina.
— L'amour… Il n'obéit ni aux lois, ni aux coutumes. En 1674, l'amiral Jacob Blanquet de la Haye avait pourtant décrété l'interdiction formelle des mariages entre personnes de couleurs différentes. Mais les sentiments n'ont que faire des décrets. J'ai connu Antoine Royer, un chirurgien bourguignon, un homme d'esprit libre. Nos chemins se sont croisés… et nos cœurs aussi. De cet amour interdit est née ma fille, Marie. Antoine, malgré les risques, a eu le courage de la reconnaître.
Elle marqua une pause, comme si le poids du passé se réinvitait dans la conversation.
— J'ai aimé Antoine, c'est vrai, même sans avoir jamais été mariée à lui, et même pendant mon mariage avec Louis. Mais j'ai aussi porté la culpabilité de ce double amour. Louis, si digne, si silencieux dans sa souffrance… Méritait-il cela ? J'étais partagée entre deux fidélités. Chaque jour, mon amour pour Antoine devenait un acte de défi, non seulement face aux règles de l'île, mais face à ma propre conscience.
— Cette ordonnance… ai-je repris, hésitante, était-elle vraiment appliquée dès le début ?
Elle hocha doucement la tête.
— Au départ, non. Le nombre réduit de femmes blanches rendait les unions mixtes presque inévitables. Les débuts de l'île étaient marqués par une certaine souplesse, un flou dans les pratiques. Mais avec le temps, à mesure que la colonie se structurait, que les mentalités se durcissaient et que l'esclavage devenait un pilier du système, la loi s'est faite plus stricte, plus rigide. Les unions interdites sont devenues des fautes morales et juridiques, les enfants issus de ces amours des « irréguliers ». C'est aussi pour cela qu'Antoine et moi n'avons jamais pu nous marier, même après la mort de Louis. La loi, à ce moment-là, ne nous le permettait plus. Ce que le cœur réclamait, la société le refusait.
Je restai un instant en silence, absorbant la complexité de son récit, les conflits d'émotions, les douleurs muettes, les élans de courage.
— Alors, même quand la loi interdisait et que la morale condamnait, l'amour persistait… mais il n'en sortait pas indemne, ai-je murmuré.
Françoise acquiesça, les yeux perdus dans une lumière intérieure.
— Les chaînes peuvent entraver les corps, mais elles n'ont jamais su emprisonner les âmes. C'est cela que je veux te transmettre.
La brise tiède se leva, effleurant nos visages comme une caresse du passé. Françoise posa une main rugueuse et douce sur la mienne, et me fixa avec une intensité paisible.
— Tu vois, Christiane… L'histoire n'est pas qu'un souvenir. Elle est un fil que l'on tisse de génération en génération. Ce que j'ai vécu t'appartient désormais. À toi de porter cette mémoire, non comme un fardeau, mais comme une lumière. Pour ne pas oublier, pour comprendre, pour faire mieux.
Je restai un instant sans voix, bouleversée. Car à travers elle, à travers ses choix, ses douleurs, ses élans d'amour malgré l'interdit… je me reconnaissais. Moi aussi, bien plus tard, dans un autre siècle et un autre contexte, j'ai défié une barrière imposée. Malgré la force de ce lien au début, notre union n'a pas survécu. Mais cela… c'est une autre histoire.
Je me levai lentement, le cœur plein d'un mélange d'admiration et de gravité. Alors que je m'éloignais, son image se fondait doucement dans les paysages de l'île. Le passé ne m'avait pas quittée : il marchait désormais à mes côtés.
