
DES MOTS VENUS TROP TARD
Allongée sur mon lit, les volets entrouverts laissent passer une lumière tamisée. Dehors, le monde continue, mais en moi, tout se fait plus lent. Mes pensées flottent, se dispersent… puis glissent peu à peu vers un espace flou, comme si mes paupières fermaient une porte pour en ouvrir une autre.
Je ne suis plus dans ma chambre. Un champ se dessine dans la brume. Le silence est profond, presque sacré. Un vieux manguier se dresse au loin, seul et majestueux. Je m'approche, doucement.
Sous l'arbre, un homme est là. Il a les traits durs, les yeux fatigués. Mais je le reconnais. Eustache ROBERT. Mon cousin éloigné. Celui dont l'histoire s'est perdue entre douleur et silence.
Il me regarde, étonné, comme si lui aussi savait que tout cela ne devrait pas être possible.
EUSTACHE
— Où suis-je ? Ce n'est pas le bagne ici. Il n'y a pas de chaînes… Y a même un peu de vent.
MOI
— Non, ce n'est pas le bagne. Ce n'est pas vraiment le monde non plus. C'est un entre-deux, peut-être. Un lieu hors du temps… juste assez réel pour que l'on puisse parler.
EUSTACHE
— (fronçant les sourcils) Et toi ? Tu viens d'où ? T'as pas le visage d'une geôlière. Ni celui d'une victime.
MOI
— Je viens de loin. Très loin. D'un temps qui n'est plus le tien. Je suis de ta famille, Eustache. Une descendante. Une cousine éloignée. C'est étrange à dire ici, je sais.
EUSTACHE
— (il sourit avec amertume) Le sang a de drôles de racines. Tu veux quoi, toi ? Entendre les horreurs ? Chercher la vérité dans les fantômes ?
MOI
— Je veux seulement t'écouter. Pas les rumeurs, pas les condamnations. Juste… entendre l'homme. Et aussi… te dire quelque chose.
EUSTACHE
— Me dire ? Je suis mort, non ? Depuis le 11 juillet 1926. Plus personne ne m'écrit plus. Et personne ne me parle plus.
MOI
— Et pourtant. Une lettre est arrivée pour toi. Plus d'un an après ton départ. Une lettre de ta fille, Lucie. Elle a écrit au bagne, sans savoir que tu n'étais déjà plus là.
EUSTACHE
— (il se fige) Lucie… elle m'a écrit ? Elle pensait encore à moi ? Même après ce que j'ai fait… à Moïse, son frère. Qu'est-ce qu'elle disait ?
MOI
— Elle s'excusait du retard. Elle avait été malade, mais elle se remettait doucement. Elle t'écrivait pour te donner de ses nouvelles… Elle est avec un homme, M. Banor. Il gagne peu, mais ils tiennent bon, ensemble. Ils prévoyaient de se marier dans trois mois.
EUSTACHE
— (la voix cassée) Elle… elle allait se marier ? Et moi, j'étais là-bas… comme un chien.
MOI
— Elle te parlait aussi de Lauret. Elle est entrée dans les ordres. Et puis, elle disait espérer avoir de tes nouvelles plus souvent. Et qu'elle ferait de son mieux pour t'écrire davantage. Elle t'embrassait, tendrement.
EUSTACHE
— (fermant les yeux) J'aurais tant voulu la lire, cette lettre. Rien qu'une fois. Pour croire que j'étais encore un père. Pas juste un souvenir sale.
MOI
— Tu n'as pas pu la lire… mais ses mots sont venus jusqu'à toi, malgré tout. Je suis là pour ça. Pour te les porter. Pour que tu saches que l'amour, même brisé, ne s'éteint pas toujours.
EUSTACHE
— (la gorge nouée) Et toi… tu es venue dans ce rêve, juste pour ça ?
MOI
— Oui. Pour te dire que tu n'as pas disparu dans l'oubli. Que dans nos histoires familiales, ton nom revient. Pas pour juger. Pour comprendre.
EUSTACHE
— (il regarde au loin, longtemps) Dis-lui… si jamais tu le peux… dis à Lucie que j'ai entendu. Que je suis désolé. Et que là où je suis maintenant… je l'embrasse aussi. En silence, mais pour de vrai.
La brume envahit peu à peu le champ. Le manguier devient flou, presque effacé. Eustache s'éloigne sans bruit, les épaules plus légères. Il ne parle plus. Il sait.
Je me réveille doucement, le cœur serré mais calme. Ma chambre est revenue. Le silence aussi. Mais en moi, quelque chose a changé. J'ai reçu un message. J'ai transmis un dernier mot. Le rêve s'est éteint… mais la mémoire, elle, reste.
#RDVAncestral - Mon moment d'évasion. Et si je pouvais rencontrer mon arrière-grand-père ? Ce défi me permet d'imaginer ces rencontres impossibles, de donner libre cours à ma créativité tout en restant fidèle à l'histoire.

