
DANS LA FUREUR DU CYCLONE : LE DESTIN DU KER-ANNA
L'écho d'une tragédie maritime survenue en décembre 1894 continue de résonner à travers le temps, portant le nom d'un navire infortuné : le «Ker Anna». Ce majestueux trois-mâts barque en fer, construit en Angleterre en 1876, affichait un tonnage respectable de 588.75 tonneaux et battait fièrement pavillon français, son port d'attache étant le dynamique port de Nantes. Propriété de la compagnie maritime Alexandre Viot, cet élégant voilier était sous le commandement expérimenté du capitaine Aubin Delahaye.
Monsieur Aubin Marie Joseph Delahaye, fier capitaine du trois-mâts «Ker Anna», se trouvait alors à terre, l'œil attentif au déchargement de son navire. Le ciel grondait sans discontinuer, les averses se succédaient tandis que le vent, insidieusement, gagnait en force. Pourtant, la mer, selon le jugement des locaux aguerris aux humeurs de l'océan, conservait une étrange quiétude. Ce grain qui sévissait, n'était, pensait-on, qu'un violent orage passager.
Le lendemain, 8 décembre, aux alentours de cinq heures du matin, un message pressant vint rompre cette relative quiétude. Le lieutenant du port enjoignait au capitaine de regagner son navire sans délai, car les conditions météorologiques se dégradaient rapidement. Hélas, la mer, devenue houleuse, interdisait toute tentative d'embarquement à bord d'une chaloupe. Un pressentiment sombre commençait à étreindre le cœur du capitaine Aubin Delahaye, la conviction grandissante qu'il ne s'agissait point d'un simple orage, mais bien d'un cyclone implacable. Il gardait cependant une confiance inébranlable en son second Jules Aubin, en son équipage dévoué, et en la robustesse du «Ker Anna», ce trois-mâts en parfait état qu'il avait l'honneur de commander.
Ne pouvant plus demeurer en rade de Saint-Denis, (974) le «Ker Anna» largua les amarres à quinze heures quarante-cinq. Le vent et les grains formaient désormais un mur impénétrable, engloutissant l'horizon. Le navire, d'abord cap au nord, filait à cinq ou six nœuds, avant de virer de bord une heure plus tard, cherchant à se rapprocher de la terre.
Le second, prudent, désirait maintenir une certaine sécurité en haute mer, sans toutefois s'éloigner excessivement de l'île. Bientôt, il fallut carguer les voiles, car les rafales de vent menaçaient de les arracher avec une violence inouïe. La pluie, dense et continue, tissait un rideau opaque, réduisant la visibilité à néant tandis que la nuit étendait son voile sombre. Alors que la mer, implacable, se déchaînait avec une force croissante, plus aucun repère ne permettait désormais de guider la navigation. Le navire, livré aux éléments, dérivait inexorablement.
Peu après quatre heures du matin, la voix du timonier, empreinte d'une sombre prémonition, parvint au maître d'équipage. Il lui semblait apercevoir la terre, et les vents impétueux les poussaient droit vers elle. Le second, aussitôt informé, prit la décision de virer de bord sans la moindre hésitation. Mais alors que les hommes d'équipage s'apprêtaient à exécuter la manœuvre désespérée, le «Ker Anna», dans un fracas sinistre, heurta violemment le récif. Sous le choc brutal, le navire se brisa net, projetant les hommes sur le pont comme de vulgaires fétus de paille. Une lame gigantesque acheva de le coucher sur les rochers perfides des grands fonds, à Saint-Gilles (974), tandis que son arrière disparaissait à jamais dans les flots déchaînés et furieux.
Dans un réflexe de survie, les hommes cherchèrent refuge sur le gaillard d'avant, se débarrassant de leurs vêtements trempés et lourds. Les marchandises, arrachées des cales éventrées, flottaient pêle-mêle autour d'eux. Les marins, pris au piège, furent soit emportés par la violence des lames, soit plongèrent dans les eaux glaciales, à l'image du second, englouti par un monstrueux paquet de mer. Sur les quatorze hommes qui composaient l'équipage, seuls six, épuisés et transis, parvinrent à gagner la côte, entraînés vers Saint-Gilles par un courant impétueux. Des débris de la cargaison et des morceaux de bois lacéraient le rivage sur plus de deux kilomètres. Les survivants, miraculés de cette tragédie, furent pris en charge par le garde maritime de Saint-Paul (974).
Au milieu de ce drame, un acte de bravoure remarquable illumina les heures sombres. Parmi les marins sauvés après le naufrage du «Ker Anna», se trouvait un certain Derrien Pierre. Arrivé sur le rivage, épuisé et frigorifié, il réalisa que l'un de ses compagnons d'infortune, son ami Lehende, n'avait pas la force de lutter contre les flots. Sans hésiter un seul instant, oubliant la terrible épreuve qu'il venait de subir, Derrien Pierre se jeta à nouveau à la mer, bravant les éléments déchaînés, pour aller retirer son ami des griffes de l'océan. Un acte d'une bravoure et d'un dévouement exceptionnels, salué par tous comme un véritable exemple d'honneur et de fraternité.
La communauté de Saint-Paul (974) fut profondément touchée par le naufrage. Le 13 décembre 1894, la mer rejeta les corps de quatre des victimes du «Ker Anna» : François Thémoin, François Rault, Picot et Lajarrige.
Le lendemain, le journal local relatait la scène poignante de leurs dépouilles exposées dans l'ancienne mairie, transformée en chapelle ardente par les frères de la Doctrine Chrétienne. Une foule recueillie assista à la levée des corps le soir du 14 décembre, précédée par de la musique funèbre.
Les six survivants, portant les cordons mortuaires, accompagnaient les cercueils jusqu'au cimetière Ouest, où Monsieur Bertho, capitaine du port, rendit un hommage ému à ces marins disparus. Le capitaine Delahaye, visiblement affecté, remercia chaleureusement le maire de Saint-Paul pour sa compassion.
Huit victimes au total furent à déplorer, leur mémoire honorée par un monument érigé au cimetière marin de Saint-Paul (974). Les noms gravés sur cette stèle rappellent le sacrifice de François Rault 28 ans, François Thémoin 48 ans, Louis Marie Picot 18 ans, Pierre Gaston Lajarrige 17 ans, Jean Marie Herry 40 ans, Jules Aubin 26 ans (le Second Capitaine), Albert Pierre Marie Lepesant 15 ans (mousse) et Joseph Ernest Marie Ollivaud 40 ans (cuisinier). Les trois derniers noms de cette liste furent déclarés disparus et décédés le 7 janvier 1895 par un jugement du tribunal de Nantes.
Cependant, dans les jours qui suivirent le naufrage, une sombre affaire d'escroquerie en France métropolitaine vint ternir quelque peu l'atmosphère de deuil. Deux individus se présentant comme des marins naufragés du «Ker-Anna» tentèrent d'obtenir des secours et des souscriptions auprès de commerçants de Nantes. Leur imposture fut rapidement découverte, notamment grâce à des incohérences dans leurs récits et à une lettre de recommandation falsifiée. L'un d'eux fut appréhendé près de la gare d'Angers, et il déclara que son complice se trouvait à Nantes.
Quelques semaines plus tard, le 20 janvier 1895, un article de presse annonçait l'arrivée à Marseille du navire «Pei-Ho», en provenance de Madagascar et des Messageries Maritimes. Parmi les 116 passagers à bord se trouvaient Monsieur Aubin Delahaye, le capitaine du malheureux «Ker-Anna», ainsi que six matelots de son équipage, rescapés du terrible cyclone de décembre.
Quelque mois plus tard, la justice ne tarda pas à se saisir de cette tentative d'exploitation de la tragédie. C'est par un arrêt de la Cour d'Appel d'Angers, en date du 25 avril 1895, que Michel Delage, âgé de 39 ans, fit appel de sa condamnation en première instance à trois ans de prison pour escroquerie par le tribunal correctionnel d'Angers. Sa peine fut finalement réduite en appel à dix-huit mois de prison. Cette affaire choquante souligna la bassesse de certains individus prêts à profiter de la douleur et de la générosité suscitées par le naufrage du «Ker-Anna».
À son retour en France, bien qu'ayant survécu à la catastrophe, Aubin Delahaye fit l'objet d'un blâme sévère par décision ministérielle en date du 30 avril 1895. Malgré cette réprimande officielle, sa faculté de commandement fut maintenue. (Cette information est consultable sur son relevé de carrière, cf en photo)
Sa vie personnelle connut également un heureux événement avec son mariage, le 29 avril 1897, avec Marie Louise Vaujoyeux. Sa carrière maritime fut par la suite reconnue, puisqu'il fut élevé au rang de Chevalier en 1930, puis Officier du Mérite Maritime en 1935. Aubin Delahaye s'éteignit finalement à Saint-Nazaire le 8 mai 1940, laissant derrière lui le souvenir d'un homme marqué par la tragédie mais ayant poursuivi son chemin avec persévérance.
Si j'ai souhaité partager avec vous ce récit poignant, c'est qu'il évoque une page sombre mais significative de l'histoire de l'île Bourbon, marquée par de nombreux naufrages.
Mon choix s'est porté sur celui du «Ker-Anna» après avoir découvert, au fil de la lecture des articles de journaux de l'époque, l'acte de bravoure de Pierre Derrien.
Ce nom a trouvé un écho particulier en moi, puisqu'une de mes ancêtres de ma branche maternelle portait ce même patronyme Marguerite Derrien épouse Turpin (Sosa 801). Intriguée, j'ai entrepris des recherches sur cet homme, afin de découvrir si un lien familial existait. Bien qu'à ce jour, je n'aie pas encore établi de liens de parenté directs entre nos familles, ce cheminement m'a profondément émue.
C'est pourquoi j'ai décidé de tisser ces événements en un récit, afin de perpétuer la mémoire de ces marins bretons, disparus loin de leurs foyers et dont les familles n'ont pu partager le deuil sur cette terre lointaine.
Sources :
Cap maritime Dalama et de la Confrérie de la mer 974
Divers articles de la presse ancienne sur Gallica
Inscrits maritimes du 1/08/1858 aux archives départementales de Loire Atlantique
Site Généanet
